Femmes à la rue : la double peine

À Clermont-Ferrand, les femmes sans domicile fixe racontent leur calvaire. En tant que marginales. Et en tant que femmes. Les associations œuvrent pour protéger cette cible doublement vulnérable.

Les températures flirtent avec le négatif ce lundi après-midi de novembre à Clermont-Ferrand. Deux femmes, assises sur les marches d’un immeuble de la rue Dulaure, partagent une bière, emmitouflées dans de grosses écharpes. Isabelle et Angélique* se sont connues dans la rue et s’y retrouvent régulièrement. La première y a vécu plus de huit ans et vit aujourd’hui dans un logement social. La seconde, SDF, y passe ses journées et dort “au 115 », dans un logement d’urgence.

Pour elles, comme les 50.000 femmes sans domicile fixe recensées en France par l’Insee en 2012 一 encore plus nombreuses aujourd’hui malgré la promesse « zéro SDF » d’Emmanuel Macron 一 c’est la double peine. Face au difficultés de la rue, elles doivent mener un deuxième combat. Celui d’être une femme.

Dans la rue, Isabelle et Angélique saluent tout le monde dont un groupe de jeunes hommes qui s’arrêtent discuter avec elles. Nico, la trentaine, a connu la rue lui aussi. Il lance le sujet récurrent des agressions. « On s’est tous fait voler au moins une fois, c’est la jungle ici, affirme-t-il. Mais pour les femmes c’est pire, nous, on sait se défendre. » « Moi aussi je sais frapper, rétorque Angélique, 36 ans. Je me le suis interdit maintenant mais j’en ai mis des coups. » « Oui toi peut-être, mais regarde Zaza. »

Isabelle, alias « Zaza », comme tout le monde la surnomme, c’est un sacré personnage dans le quartier. Elle connaît les voisins, les commerçants, « même les flics ». Il faut dire qu’elle y a habité huit ans, dans la rue. Cette mère de deux enfants, de 28 et 30 ans, s’est retrouvée seule après une rupture. « Il s’est barré avec mes affaires, les allocations, je n’avais plus rien. Mes proches ne savaient pas que je dormais dans la rue, j’avais honte. Je squattais des escaliers, des halls de banques. » Et Zaza en a connu des agressions et des menaces, dont une qui a failli lui coûter la vie. « Dans le téléphone arabe de la rue, l’information circule et tout le monde savait que Zaza était inoffensive, atteste Nico. C’était la cible idéale. »

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« J’aurais pu porter plainte »

Comme ce soir d’hiver où un homme a proposé à Zaza et Angélique de les héberger pour la nuit. « Je m’en voudrais toujours d’avoir laissé Zaza là-bas, il avait l’air vraiment gentil », s’excuse Angélique. Leur hôte a voulu imposer une relation sexuelle à son amie contre son accueil. Face au refus d’Isabelle, l’homme l’a menacé avec un couteau avant de la poignarder. Sa cicatrice à quelques millimètres de la carotide lui laisse un souvenir indélébile.

« J’aurais pu porter plainte mais nous, les gens de la rue, on a aucune crédibilité. Personne ne nous entend, les gens ne sont pas choqués quand des SDF se font agresser. »

« Depuis le temps que je te dis qu’il te faut une lacrymo », assène Nico. Et d’ajouter : « C’est plus dangereux pour une femme, il va y avoir des gens bienveillants qui vont peut-être plus facilement s’apitoyer sur le sort d’une femme mais d’autres vont davantage s’attaquer aux plus faibles et profiter de leur vulnérabilité ».
Depuis, Angélique et Isabelle « traînent ensemble ». Comme si cette agression les avait rapprochées, comme une promesse de ne plus jamais se laisser tomber.

À 36 ans, Angélique est à la rue depuis trois ans. Victime de violences conjugales par le père de ses enfants, elle a dû quitter le domicile familial. Sa fille de 18 ans, mère elle aussi, est indépendante, mais le fils d’Angélique de six mois est placé par l’Aide sociale à l’enfance. Elle attend désespérément une place dans un logement au Centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) qui lui permettrait de récupérer son fils. En attendant, elle compose le 115 tous les jours pour réclamer un lit le soir-même.

Elle a « traîné » dans la rue, dans des quartiers où il y avait beaucoup de « problèmes d’alcool et de drogue ». « Je suis tombée tellement bas que je ne réalisais pas puis j’ai eu mon fils alors j’ai rebondi. » Né prématurément, il a dû être hospitalisé dès la naissance. « Ils ont joué sur ma précarité pour me l’enlever », dénonce la mère.

Ancienne vendeuse en boulangerie, Angélique en veut à son ancien compagnon : « C’est de sa faute si j’en suis là aujourd’hui ». Mais a su lui pardonner. Pour les enfants.
Sa fille de 18 ans, qu’elle a tous les jours au téléphone, est autonome. « Elle a sa vie, je ne veux pas qu’elle m’aide, elle sait que je suis forte et que je vais y arriver. »

Si cette « grande gueule » a eu du mal à accepter le regard des autres, il n’y que celui de sa fille qui n’a jamais changé. « Au début ma dignité en a pris un coup, confie-t-elle en se rappelant de sa toute première nuit dehors, le 21 février 2015. Je n’étais pas bien, j’avais presque pas dormi de la nuit, j’avais peur, dès qu’une voiture arrivait je sursautais. J’étais toujours sur le qui-vive. » Angélique regrette sa vie d’avant « métro boulot dodo ». « Je voudrais simplement une vie normale avec une petite maison, mes enfants, manger à 19h30, comme tout le monde ». Cette célibataire ne veut plus d’homme dans sa vie. « Je ne veux rien devoir à personne, je préfère me débrouiller toute seule ». Aujourd’hui, sa seule motivation, c’est que son fils et sa petite-fille ne la voit pas « dans cet état ». « Je vais m’en sortir pour eux. »

Pour acquérir cette combativité, Angélique a traversé un parcours semé d’embûches. Quand elle dormait dehors, elle allait toquer à la porte du bus des Restos du coeur. Ce bus aménagé circule depuis plus de vingt ans. Tous les soirs. Dans Clermont-Ferrand. À son bord, quelques bénévoles servent des repas chauds à ceux qui le réclament. Ce soir-là de novembre, particulièrement froid, seize personnes sont venues dîner. Parmi eux, une seule femme.

Catherine, 57 ans, n’a jamais connu la rue mais la précarité, elle la connaît bien. Cette ancienne auxiliaire de vie a perdu son mari il y a sept ans. Le deuil insurmontable l’a fait décrocher de son travail et socialement. Au RSA, elle est souvent dans le rouge à la fin du mois. « Je venais promener ma chienne dans ce quartier et je voyais le bus sans jamais oser y entrer, je pensais que c’était pour les gens à la rue, que je n’étais pas légitime, se souvient-elle. Un jour, une bénévole m’a tendu la main et aujourd’hui, quand le frigo est vide, je n’hésite pas à venir. » Avant, elle allait aussi à l’accueil de jour pour bénéficier d’un vrai petit-déjeuner et d’un repas complet le midi. « Maintenant, je n’y vais que quand je n’ai plus le choix, se désole-t-elle. Là-bas, il y a de tout. J’ai vu des bagarres au couteau, je me suis fait menacer, insulter. Il y a une très mauvaise ambiance. » Et quand Catherine n’a plus le choix, elle appelle une amie qu’elle a rencontré au centre. « À deux, on se sent plus fortes, personne ne vient nous embêter. » Une solidarité féminine semblable à celle d’Angélique et Zaza.

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La priorité des associations

“La rue est dangereuse pour les hommes mais mille fois plus pour les femmes. Plus vulnérables et plus fragiles, assure le directeur de l’association nationale d’entraide féminine (Anef 63), Gilles Loubier. À l’Anef, nous sommes très sensibles à cela et si on a le signalement d’une femme qui dort dans la rue, on va tout mettre en oeuvre pour ne pas qu’elle y reste. » L’Anef, qui gère aussi le CHRS, accueille les personnes en réinsertion sociale, notamment les femmes. “C’est l’étape qui vient après l’hébergement d’urgence, c’est une solution pérenne où les personnes peuvent rester jusqu’à deux ans accompagnées par des éducateurs et assistants sociaux, relate-t-il. Même si les femmes sont prioritaires, il y a en moyenne trois à quatre mois d’attente. »

Selon lui, le nombre de femmes sans domicile fixe est en très nette hausse depuis quelques années. “Plusieurs éléments de réponse peuvent l’expliquer. Un certain nombre d’entre elles sont issues de l’immigration, elle-même en hausse. Mais surtout, l’évolution de la société pousse les femmes à s’émanciper et à rechercher l’indépendance dans le couple. Elles divorcent et se retrouvent dans les mêmes situations que les hommes seuls. Avant, le statut de couple était protecteur. » Gilles Loubier note également les difficultés des familles monoparentales, dont les femmes souvent chargées de la garde des enfants, vivent dans une grande précarité. “Elle entraîne un processus de désocialisation, des troubles du comportement, parfois des addictions et des expulsions locatives de femmes qui étaient très rares il y a encore une vingtaine d’années.” Mais le directeur de l’Anef tempère : “Je ne dis bien évidemment pas que les femmes ne doivent pas divorcer mais la société doit adapter son processus d’accueil à cette nouvelle forme de marginalisation. »

Le numéro à retenir reste celui du 115. Le Samu social regroupe un réseau d’associations clermontoises qui viennent en aide aux démunis. Le collectif Pauvreté précarité, qui gère également l’accueil de jour, organise des maraudes tous les soirs de 18 à 23 heures, et toute la nuit en cas de grand froid. “On essaye de les convaincre de dormir au 115, si elles ne veulent pas, on distribue des denrées, des couvertures », détaille Gilles Loubier.

Celles qui veulent quand même dormir dehors développent des techniques pour se protéger. “Elles vont avoir tendance à traîner dans des groupes mixtes, avec des femmes pour la solidarité et des hommes pour la sécurité, soutient le directeur de l’Anef. Elles ont souvent plusieurs chiens alors qu’un homme va en avoir qu’un seul. »

*le prénom a été changé à la demande de l’intéressée

Julia Castaing

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Photo Florian Salesse

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